Aimée de Jongh, la bédéiste néerlandaise à la conquête du monde
L’autrice néerlandaise Aimée de Jongh a impressionné le public francophone cette année avec ses livres Jours de sable et Taxi. Elle a d’ailleurs reçu le prix Ouest France 2021 pour Jours de sable. Sa carrière montre que l’appel historique des Néerlandais pour l’international n’a pas disparu. De Jongh se nourrit résolument de toutes les grandes traditions de la bande dessinée pour toucher un public qui dépasse largement les frontières de la néerlandophonie.
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S’il fallait choisir deux mots qui caractérisent la carrière d’Aimée de Jongh (°1988), on arriverait probablement à des termes très prisés dans le monde socio-économique comme la «productivité» et la «flexibilité». Dès ses premières publications, elle a su s’imposer dans des genres très différents, sur des supports variés, toujours avec un professionnalisme et une vitesse remarquables.
Alors qu’elle a à peine seize ans, De Jongh commence à publier sur internet une bande dessinée intitulée Aimée TV, qui lui permet de grandir avec son public. Un recueil est publié en 2005. À ce moment précoce de sa carrière, elle est surtout influencée par les mangas, ce qui est plus remarquable aux Pays-Bas qu’en France puisqu’il y a peu de traductions de bandes dessinées japonaises disponibles en néerlandais. Elle se retrouve donc dans un groupe d’avides jeunes lecteurs et lectrices qui sont prêt·es à découvrir la bande dessinée japonaise en anglais ou en français. Avec des contributions de plus en plus prisées dans des revues de bande dessinée néerlandaises, ses progrès comme autrice ne se font pas attendre.
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Elle se fait remarquer auprès d’un public néerlandophone plus large grâce à son strip quotidien Snippers («Rognures», 2012-2017), une série de gags classiques publiée dans Metro, un journal gratuit au tirage important, surtout distribué dans les gares néerlandaises. De Jongh maîtrise la technique des chutes et joue beaucoup sur la reconnaissance du quotidien en mettant en scène deux jeunes adultes qui cohabitent. La fille s’appelle Aimée, et De Jongh avoue s’être inspirée librement d’événements de sa vie quotidienne. Neuf volumes de cette série ont paru en album entre 2013 et 2017, mais elle ne touchera pas le grand public en dehors du territoire néerlandophone, car Coloc’, la traduction française de Snippers et la seule à ce jour, s’arrête après le premier tome.
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Toujours pendant la période Snippers, De Jongh se tourne vers des histoires complètes en un seul volume. Elle impressionne dès sa première tentative, De terugkeer van de wespendief (2014, en français: Le retour de la bondrée, 2016). L’album, traduit en cinq langues dont le français, l’anglais et l’espagnol, lui a permis de remporter ses premiers prix internationaux. Même si le style de dessin en noir et blanc montre toujours quelques problèmes de perspective et que l’on voit parfois une rapidité de l’exécution qui détonne avec la tradition perfectionniste de la bande dessinée franco-belge, l’autrice montre son ambition en construisant une histoire émouvante sur plusieurs niveaux.
Elle ne se contente pas de mettre en scène un libraire souffrant de dépression, mais ajoute plusieurs motifs à première vue indépendants, qui se lient finalement les uns aux autres. Ainsi, à la déprime d’un commerçant proche de la faillite en train de vider son entrepôt s’ajoute une rencontre avec une fille mystérieuse, ainsi que la métaphore de la bondrée, un oiseau qui, d’après l’histoire, ne voyage jamais en couple pour éviter de priver les enfants de ses deux parents en cas d’accident. En outre, De Jongh ralentit le rythme du récit avec talent en prenant le temps de dessiner des scènes de nature.
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Certains emploieraient le terme «roman graphique» pour ce genre d’ouvrage. Ce terme ne veut souvent rien dire, mais dans Le retour de la bondrée, il est plutôt aisé de voir que De Jongh vise au moins à atteindre la complexité psychologique de certains romans ou films.
Ce tournant vers le prestigieux genre du roman graphique n’a cependant rien de définitif. En 2016, Aimée de Jongh surprend certains lecteurs et lectrices avec Reborn, une bande dessinée d’aventure qui mélange la tradition de la maison d’édition Dupuis et ses lectures de jeunesse japonaises. À l’instar de l’album Machine qui rêve de la série Spirou et Fantasio de Tome et Janry – qui a d’ailleurs été l’un des livres de chevet de l’autrice –, Reborn soulève des questions éthiques sur le clonage humain, même si celles-ci servent surtout comme moyen pour faire avancer l’action. Contrairement au Retour de la bondrée qui mise sur la psychologie des personnages, Reborn n’a pas besoin de personnages élaborés pour construire une histoire pleine d’action. Cet album sorti chez un petit éditeur néerlandais et jamais traduit est désormais absent du site web de l’autrice. Ce qui suggère au moins que De Jongh n’en est plus satisfaite.
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Le pas vers l’avant après Le retour de la bondrée sera finalement Bloesems in de herfst, (2018, en français: L’obsolescence programmée de nos sentiments), un livre dont elle fait uniquement le dessin, en couleur cette fois, comme dans Reborn. C’est le Bruxellois d’origine Zidrou (Benoît Drousy), grosse pointure dans la bande dessinée francophone, qui écrit l’histoire romantique d’un homme et d’une femme âgés. Tous les deux seuls et autour de la soixantaine, ils vivent une histoire d’amour qu’on n’associe pas toujours avec cette période de la vie. En effet, Zidrou montre que les proches des personnages sont souvent surpris et ne réagissent pas tous positivement. L’obsolescence programmée de nos sentiments est un conte de fées comme Zidrou aime les écrire, peut-être un peu trop sucré pour plaire à tout le monde, mais grâce au sujet et à son traitement, le professionnalisme graphique d’Aimée de Jongh a pu atteindre un public francophone qu’elle aurait eu beaucoup plus de mal à toucher sans l’aide d’un scénariste reconnu. Le livre a profité d’un accueil favorable du lectorat et obtenu plusieurs distinctions et prix internationaux.
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Par rapport au Retour de la bondrée et L’obsolescence programmée de nos sentiments, Taxi, verhalen vanaf de achterbank (2019, en français: Taxi, récits depuis la banquette arrière) pourrait sembler être un petit livre intermédiaire, de moindre importance dans l’œuvre De Jongh, mais cette impression est complètement fausse. En fait, c’est dans ce livre sobre en noir et blanc, et dont l’autrice est le personnage principal, qu’elle montre pleinement son talent. En se basant sur des anecdotes, des conversations avec des chauffeurs de taxi de par le monde, De Jongh arrive à construire un livre profondément humain. Elle tisse des liens entre les conversations parfois surprenantes en renonçant à une suite chronologique. Les rapprochements entre les parties consacrées aux rencontres dans les taxis s’effectuent de façon thématique. L’autrice nous emmène d’une conversation à l’autre en insérant des cases muettes permettant de laisser décanter une partie des échanges.
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Le choix du dessin en noir et blanc aide à ajuster les attentes des lecteurs et lectrices potentiel·les. Dans Taxi, il ne s’agit pas du spectaculaire, mais clairement de l’intime. Malgré les influences autobiographiques déjà présentes dans Aimée TV et Snippers, c’est dans Taxi qu’Aimée de Jongh montre le plus sa personnalité et son histoire personnelle, qu’elle lie habilement à des événements qui ont marqué la terre entière, comme les attentats terroristes à Paris. En outre, le progrès de son dessin en noir et blanc par rapport au Retour de la bondrée s’avère impressionnant.
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Le dernier livre en date d’Aimée de Jongh, Dagen van zand (Jours de sable, 2021), est le plus ambitieux, avec ses presque 300 pages en couleur. Cette fois, c’est une fiction historique sur une catastrophe environnementale en Oklahoma pendant la Grande Dépression. À cause d’une agriculture trop intensive et d’un manque de pluie – une situation qui résonne fortement avec ce que l’on connaît aujourd’hui –, une large partie de la grande région dont l’Oklahoma fait partie a connu une sorte de désertification. Les tempêtes fréquentes recouvraient tout de sable et de poussière, y compris les objets rangés dans des meubles, eux-mêmes situés à l’intérieur des maisons.
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Une agence new-yorkaise y envoie un jeune photographe pour photographier la misère des gens, mais celui-ci ne s’en sent pas capable. Ses premiers contacts avec la population rurale ne sont pas aisés, car les gens ne lui font pas confiance. Quand il rencontre une jeune veuve, il s’allie au combat journalier des gens sur place et délaisse sa mission professionnelle, ainsi que l’art de la photographie qui semblait pourtant le passionner auparavant.
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De Jongh a toujours aimé les États-Unis dans toute leur diversité et elle s’est bien documentée sur cet épisode historique assez méconnu en Europe. Elle réussit très bien à mettre en scène les doutes d’un jeune artiste naïf qui pense que son art suffit pour changer le monde. L’autrice a reconnu pendant des interviews que le développement du personnage du photographe lui faisait beaucoup penser à sa propre confrontation avec les limites de ses capacités artistiques. Notamment lorsqu’elle a été invitée, avec entre autres sa collègue Judith Vanistendael, à dessiner la vie quotidienne dans les camps des réfugiés sur Lesbos en 2016. Sur place, elle s’est rendu compte que sa façon de dessiner n’était pas suffisamment réaliste pour bien rendre la difficulté de la situation. Le personnage du photographe dans son livre Dagen van zand en tire la conclusion que son art n’a pas d’utilité.
Heureusement, De Jongh n’a pas pris de mesures aussi drastiques après son expérience à Lesbos. Son lectorat de plus en plus international ne cesse de s’agrandir, avec de nombreuses traductions en préparation, dont une vers l’anglais de Dagen van zand. Même si d’autres carrières s’ouvrent à elle, avec les court-métrages d’animation qu’elle a réalisés à la demande de la télévision nationale néerlandaise et avec son livre Le retour de la bondrée adapté en téléfilm, l’autrice semble avoir trouvé sa voie. Elle s’exprime artistiquement dans des romans graphiques à narration et dessin classiques, influencés par la bande dessinée américaine, franco-belge et japonaise, portés par un grand intérêt pour la vie émotionnelle de ses personnages.